Ce n’est un secret pour personne, je suis une papivore, une lectrice assidue et une amoureuse du papier. Cette noble matière recyclable vient d’une ressource naturelle, renouvelable: la forêt.

Une forêt rouge par ses feuilles, offre un contraste avec ses arbres noirs et son fond brumeux.
Il y a d’abord eu l’invention de la forêt par les mythes et les contes, par l’imaginaire.

 

Nous avons beaucoup de chance au Canada: notre forêt recouvre 45 % du territoire. En cette journée où les États-Unis ne font plus partie des Accords de Paris sur le climat — souhaitons que cette décision soit bientôt réformée —, je vous invite à revisiter au cours des prochains mois 12 différentes façons d’apprécier cette forêt. La forêt a besoin de nous et nous avons besoin d’elle.

 

Il était une fois la forêt, ce fut d’abord un beau livre que j’ai écrit pour célébrer les arbres et l’incroyable richesse qu’ils représentent pour les humains et la biodiversité. Pour ce faire, j’ai interviewé 12 conteurs, chacun expert dans son domaine. Laissez-les vous parler de la forêt avec amour et respect, comme si vous aviez la chance de les écouter autour du feu…

Aujourd’hui, laissons Philippe Poullaouec-Gonidec nous parler de paysage.

 

Qu’est-ce que le paysage ?

 

Le paysage naît de cette capacité que nous avons de saisir les choses à travers une interaction du corps et du lieu. Il s’agit d’une forme d’expérience vis-à-vis du territoire.

 

C’est une invention de l’homme, le paysage. Le paysage n’est pas acquis. L’une des premières formes importantes de paysage a été la montagne. En Europe, au siècle des Lumières, quand les écrivains et les peintres anglais effectuaient leur parcours initiatique vers l’Italie, ils devaient traverser les Alpes. Ces voyageurs inspirés ont alors représenté la montagne et transformé la perception que les gens en avaient. Ils ont fait apparaître la montagne comme quelque chose de beau et de sublime. Ensuite, il y a eu la mer. Les gens ont commencé à sortir des villes pour aller prendre l’air, au bord de la mer, et ils ont constaté que la mer et les plages n’étaient plus des lieux de naufrage, mais bien des objets de contemplation. Ils ont vu la mer en peinture, en photographie, et ils l’ont vécue de manière positive.

 

Le cas de la forêt est un peu différent. Très loin dans le passé, il y a d’abord eu l’invention de la forêt par les mythes et les contes, par l’imaginaire. Dès qu’on fait allusion à la forêt, quelque chose interpelle notre tréfonds. C’est que la forêt incarne le tréfonds de la nature, plus fortement encore que la montagne ou la mer.

 

La forêt a même contribué à la représentation de notre pays, à son image. L’identité canadienne s’est en effet affirmée à travers le paysage, notamment exprimé en peinture par le Groupe des Sept dans les années 1920. Ainsi le paysage a-t-il contribué à forger ou à renforcer l’identité territoriale du Canada à travers l’exaltation de la nature et de la forêt.

 

Bref, de ses divers points de vue, le paysage est une invention sociale et culturelle qui se forge et se déploie à travers les regards que nous portons sur les territoires et les lieux.

Un voyage en paysage forestier

Une forêt jaune où feuilles, soleil et textures se côtoient
Au premier regard, l’expression du territoire et celle des saisons à travers cette masse d’arbres.

 

Dans le Bas-Saint-Laurent, on est dans une région où la forêt se trouve vraiment au bout du rang. En partant du fleuve, on voit clairement l’œuvre de l’homme venu s’installer le long de ses rives. Un village, deux villages… Il a déraciné, déraciné, encore et encore, pour un jour se fatiguer et se dire : «On laisse le bois ; on y reviendra plus tard.»

 

Lorsqu’on remonte les rangs, on s’aperçoit qu’ils s’échelonnent en terrasses successives. Il y a tout un passé dans la genèse de ce territoire-là, et on le sent. L’habitation de l’homme s’est faite en fonction de la topographie et des circonstances du lieu. Puis, tout au bout des rangs, on trouve le bois.

 

Dans cette culture du territoire – cette agriculture, en fin de compte –, chaque fois qu’on laboure, des pierres font surface. On les ramasse, on en fait des tas, et ces tas se retrouvent généralement au pied de bouquets d’arbres, formant des sortes d’îlettes au milieu de grands champs. Avec le temps, elles sont devenues indissociables des lieux.

 

Lorsqu’on décide d’aller vers la forêt, on suit un chemin, un chemin forestier. On n’entre pas directement dans la forêt. Il y a eu une coupe de bois, et on se retrouve immédiatement devant une lisière dégagée et des étendues plutôt chaotiques. La découverte de cette forêt-là est donc en quelque sorte… la découverte du chaos.

 

On fait alors des kilomètres de route face à l’ennui. On s’ennuie parce qu’il n’y a pas grand-chose. Tout ce qui aurait pu être de qualité a été pris, coupé. On a pour tout dire laissé un chemin d’abandon. D’un côté, des souches. Par intervalles, quelques maigres rangées de résineux, sans plus.

 

Plus on avance, plus on voit des espèces qui reprennent le dessus. Mais il est évident qu’il est dur de reprendre le dessus après avoir été coupé à blanc. En fait, on n’est pas encore dans la forêt, mais plutôt dans ce qui, auparavant, a pu être une forêt.

 

Cette forêt-là nous livre différents regards. C’est le début du printemps. Et le début du printemps appelle la découverte de la texture. Dans les chemins forestiers, il y a souvent des points hauts, des angles de vue et des mises en scène. Les textures qui se dévoilent révèlent des veloutés et des camaïeux qu’on n’aurait pas vus un mois plus tôt. Le pin se distingue des feuillus et affiche des éclats de vert tendre ou de jaune. Autant de nuances qui auront disparu un mois plus tard, laissant la place à autre chose. On réalise du coup qu’un paysage de forêt est un paysage d’expressions, aussi bien, au premier regard, l’expression du territoire que celle des saisons à travers cette masse d’arbres. Tant de textures – des horizons de textures – et tant de profondeurs… C’est très poétique.

 

Ces paysages un peu dévastés sont très intéressants du fait qu’ils mettent certaines choses en valeur. Comme ces bouleaux qui n’ont pas intéressé le bûcheron et qui prennent beaucoup de place. Ou ces points de vue qui n’existeraient pas dans une forêt laissée à elle-même.

 

Bref, dans cette lisière à l’approche de la forêt proprement dite, on commence déjà à goûter une expérience plus sensorielle, notamment grâce au bruissement des feuilles dans le vent. Car, le paysage, ce n’est pas que le point de vue, c’est aussi le son, l’odeur et le toucher.

 

Dans le ventre de la forêt

Une forêt bleutée, où on voit le ciel à travers les arbres
Au cœur de la forêt, on lève aussi les yeux. On cherche le ciel.

 

La forêt a un ventre, et ce ventre-là est fascinant. On n’y entre pas sans boussole, car au bout de 20 ou 30 mètres à peine, on risque de se perdre, de ne plus trop savoir où l’on se trouve, même en plein midi par temps ensoleillé ! Sitôt entré, on se sent enveloppé par des sons et des silences. Les deux. On plonge du coup dans un univers captivant où, à la fois, le moindre son peut faire sursauter et le silence, faire peur.

 

On avance avec difficulté dans une sorte de masse sans fin. On a bel et bien l’impression de pouvoir marcher comme ça à l’infini. Et ce contact. Ce contact avec les arbres. C’est ce qu’il y a de plus troublant. On se heurte aux troncs, on se heurte aux branches, on se heurte aux souches… C’est comme si la nature tout à coup nous défiait. Il s’agit d’une expérience très active. Au bout de cent mètres, on est en sueur. On court, on s’égratigne. Impossible d’en sortir indemne. Et plus on avance, plus il y a de mouches et de moustiques, évidemment. Mais quelle expérience passionnante!

 

On est captivé par les arbres. On est ébloui par la lumière qui filtre à travers les feuillages. Puis, on découvre des ruisseaux, et combien d’autres merveilles encore. De toute évidence, la forêt cache quelque chose, et c’est un paysage intérieur qui ne cesse de nous surprendre.

 

Cela dit, au cœur de la forêt, on lève aussi les yeux. On cherche le ciel. Et ça nous fait découvrir des découpages fabuleux, parce qu’ici, le ciel, c’est une toile de fond. Toute cette nature nourrit notre imaginaire, et le jour où elle ne pourra plus nous alimenter, et aviver notre sensibilité, nous aurons perdu quelque chose. Nous devons donc la préserver et, surtout, la mettre en valeur.

 

Un univers chromatique et sensoriel insoupçonné

Forêt verte, eau vive et travail des castors
Il n’y a pas que du vert, à vrai dire une palette de teintes incommensurable, tout comme de textures.

 

Sur le plan du paysage, la forêt est magnétisante, tant dans sa renaissance que dans sa mort, et jusque dans la putréfaction.

 

Ici, des images d’Halloween, d’arbres recouverts de mousse, de lichens accrochés aux troncs et aux branches.

 

Les contrastes sont fascinants. L’intérieur de la forêt est d’ailleurs très chromatique. On pense qu’il n’y a que du vert. Mais non. Il y a tellement de couleurs en présence, à vrai dire une palette de teintes incommensurable, tout comme de textures.

 

Ailleurs, des arbres se scindent, comme ce presque centenaire qui nous livre toute sa matière ligneuse et rugueuse.

 

Puis ce lac créé par les castors. Un pan de forêt qui se meurt sous l’action d’un animal qui y crée son habitat et transforme l’écosystème, nous livrant du coup un tout autre univers.

 

Et là, tout à coup, un espace où règne le silence. Pas un souffle de vent. Une grosse bourrasque a déjà tout mis à terre.

 

Plus loin, un arbre épargné par les bûcherons. C’est un pin blanc. Un arbre remarquable. On a là un vestige de ce que la forêt était il y a peut-être deux ou trois cents ans. Ce pin fait au moins 30 mètres de haut. Il s’élève bien au-dessus de la forêt actuelle, qui atteint à peine 15 mètres. Il s’impose d’emblée comme le doyen de ce territoire, et nous donne à imaginer ce qu’a jadis pu être cette forêt. Il est le témoin d’un passé lointain. Passé où son espèce était très valorisée, et où elle a participé à l’économie du Canada. Le chêne et le pin blanc étaient en effet les deux arbres nobles, les deux essences qu’on ramenait en Europe. Et lui, il est toujours là!

 

Globalement, il n’y a pas beaucoup de bruit. Le plus bruyant, c’est l’écureuil. Quand il bouge, on a l’impression que c’est un orignal qui approche. Car, vient un moment où le son subit une distorsion totale – il est bien sûr impossible qu’un écureuil fasse autant de bruit qu’un orignal avec ses gros sabots. Tel est l’effet de l’immersion, de l’état dans lequel nous plonge la forêt. Parlez-en aux cueilleurs ou aux chasseurs à l’affût. Ils vous diront qu’après des heures en forêt, il se passe des choses…

 

À très bientôt,

 

Isabelle

Prochain épisode : Le climat qui sculpte la forêt

Découvrez la forêt comme paysage (1 de 12)
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